Un lundi à la mer
 

Ce matin j'ai pensé "le premier jour Dieu créa les mers". Va savoir pourquoi. On est lundi, ça suffit. Un lundi à la mer, ça m'a plu. J'ai pas cherché du côté des mythologies hindoue ou inuit, j'ai choisi la simplicité: la voiture et au bout de la route, la mer.

Au bout de la route j'ai vérifié mais c'était pas ça du tout. Le premier jour Dieu a créé la terre et les cieux. Mais pas vraiment en fait parce qu'il n'y avait rien. Un abîme de terre et un abîme de cieux. J'ai pas tout compris. Sauf qu'il a fait lumière sur le monde et c'était déjà pas mal.
Me voilà donc à la mer sans plus d'histoire de mer à raconter.

Tant pis! Je rejoins la plage par les planches. Chemin qui va à travers les dunes basses ceinturées d'arbrisseaux épineux. Sous mes pieds nus, les stries du bois chaud gondolé. Au bout, le tout-bleu, la jointure du ciel et de la mer. Et dessus, des voiles, les blanches des bateaux qui coupent l'horizon et, plus proches, les colorées et bombées des kyte-surfs.
Devant, des gens.
On est un lundi après-midi de fin septembre et la plage est parsemée de baigneurs. Les peaux sont plutôt fripées faut dire - des retraités mais pas que!

Ce qu'on voit en premier, avant les serviettes éparpillées, quand le chemin de bois arrive sur le sable, c'est l'alignement des pêcheurs. Sur de petits tabourets en plastique, une rangée d'hommes épars s'étire le long du cimetière d'écume, leurs cannes à pêche plantées dans le sable.
J'attends un peu. J'hésite.
C'est plus facile de faire semblant de regarder l'étendue bleue que d'aller parler à un inconnu. Finalement je prends sur moi. Ou plutôt: ma curiosité prend le pas sur moi.

Vous pêchez quoi? - Un peu de tout.
Il me sourit, étonné. Ses cheveux blancs pris dans le vent lui tombent en désordre sur les épaules - parce que oui, c'est venteux la Méditerranée en septembre. Dedans sa bouche je vois le plat de ses dents quand il parle, cet aplat sur le dessus, leur épaisseur noircie. Ça fait un drôle d'effet de regarder ses mots sortir de là: des daurades, des loups, des marbrés...
Tiens, marbrés moi ça me fait penser au gâteau.
Comme s'il devinait mes pensées il demande: vous connaissez un peu les poissons?
Que dalle! J'y connais rien en poissons moi! Mais ça je lui dis pas. Un peu, que je dis. Puis je le noie de questions. Sa ligne elle va jusqu'où? - A 100-120 mètres du bord. C'est loin! Ben oui, sinon il n'aurait que les petits poissons. Faut savoir ce qu'on veut. Et lui il veut les grands. Même qu'aujourd'hui il en a pêché un grand, une daurade royale s'il vous plaît. Est-ce que je veux la voir? - Et pas qu'un peu! On s'approche de son tabouret entouré d'objets - on voit qu'il est installé, que c'est ici chez lui. Une boîte d'hameçons et d'outils est restée grande ouverte, une autre, plus grosse, soigneusement fermée et quelques fringues étalées là s'allongent dans le vent. Il se penche au-dessus d'un petit sac que je devine isotherme et dont les couleurs ont vieilli au soleil. La tirette découvre une boîte à appâts en plastique transparent. On n'y voit pas bien avec le soleil mais je crois que ce sont des vers. Il met la main sur la boîte, la soulève et empoigne de l'autre ce qu'il y a en-dessous. J'aperçois d'abord la queue. Ensuite le corps, brillant. Et finalement l'oeil. Mort. Elle est grosse la daurade! La longueur d'un avant-bras et la largeur d'une cuisse. Un sacré poisson pour une pêche côtière!

Vous l'écaillez? - Oh non! C'est le boulot de ma femme ça! Je peux lui couper la queue et enlever quelques écailles s'il faut mais les tripes (il mime avec la main une lame de couteau qui tire droit et profond), je peux pas les tripes... sinon je revois les miennes (et il mime encore, une de ses mains remontant de son estomac à sa gorge). Il dit ça d'un air enjoué et entendu - il sait de quoi il parle, et je le crois. Et vous l'assommez? - Ah non! assommer le poisson... frapper tout ça... non... je peux pas! Je fais l'autruche (et encore avec sa main, il mime, cette fois quelque chose qui s'enfonce et je devine qu'il s'agit du cou de l'autruche, en l'occurrence le sien). Je retire l'hameçon et je mets le poisson là, dans le sac... Le reste, je veux plus rien savoir!

Il est lancé maintenant et répond franchement et en détails à chacune de mes questions. Ses yeux bleus aux bords pincés se perdent sur le large. Peut-être qu'il surveille ses lignes après tout.
Il pêche avec des vers de chalut m'explique-t-il. C'est long un ver de chalut. Très long. Quand on a besoin d'un appât, cest simple: clac! - on le coupe. Par la queue. Comme ça ça repousse. Faut pas se tromper hein? parce que si on coupe la tête par contre eh ben il meurt, il se disloque, fini le ver de chalut! Et il est cher celui-là, alors il faut faire gaffe hein!

Aujourd'hui c'est au ver de chalut donc. Mais demain ce sera autre chose. Les poissons sont comme nous me dit-il sérieusement. Certains jours ils mangent une chose, le lendemain ils en préfèrent une autre. Ça dépend de la météo, des courants et de la lune. De la lune surtout. Pour aujourd'hui, c'est son vendeur d'appât qui l'a prévenu: tu pêches au Petit Travers, alors prends du ver de chalut. (il a une boutique le vendeur d'appâts? Faudra que j'aille voir ça...) Et il a bien fait de l'écouter! La daurade est là pour le prouver.
Il alterne donc, le pêcheur. Le crabe, le couteau (le coquillage bien sûr), le ver de chalut, le bibi...

Le bibi c'en est un sacré lui aussi. On l'appelle aussi le ver des sables ou... le ver magique comme il me l'explique avec un air d'envie dans les yeux. Avec celui-là on est toujours sûr de prendre quelque chose. Alors pourquoi vous ne pêchez pas avec? - Ah mais parce que je n'ai pas ma combinaison! (Ses doigts pointent son buste. Effectivement... un sweatshirt type années 70 couvre son embonpoint et pour le bas il ne porte rien d'autre qu'un maillot, un moule-bite noir). Et il faut la combi pour avancer le long de la jetée. Il a des amis qui le font, qui soulèvent les pierres là-bas et remontent des tas de sable (et avec sa paluche il me montre l'ampleur de la chose) qu'ils fouillent après pour en ressortir le ver magique.
Il est fin celui-là, tellement fin qu'une fois qu'on l'a mis sur l'hameçon et qu'on l'a tendu sur le fil, il ne bouge plus. Quand ses amis en trouvent et qu'ils pêchent avec - ses yeux maintenant pétillent - c'est la fête!

On se quitte là-dessus.
L'idée de la fête.
Bonne pêche! que je lui souhaite.
Bonne pêche... c'est pas un truc que j'ai dit souvent ça... bonne pêche...
Voilà comme ça finit, un lundi à la mer...

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