La conteuse à l'oeil drôle 

   Elle arrivait chaque hiver par le sentier qui serpente entre les pins, sa besace pleine de mots. On la voyait venir de loin, ses lettres noires parsemées sur la neige.
   Alors avant même qu'elle passe la première maison, le village entier était rassemblé dans la grande salle, les enfants en tailleur devant les bancs, les vieux les fesses calées sur le bois dur et les plus solides debout, à l'arrière.
   Elle entrait toujours avec le vent et s'approchait du feu qui éclairait le visage des plus petits comme des lunes. Sur les flammes elle tendait ses mains jusqu'à ce qu'elle ait les doigts chauds, puis elle retirait ses mitaines, son écharpe de laine turquoise et son chapeau à larges bords.
   Enfin, elle s'installait sur l'estrade.
   De là elle scrutait un instant la foule, son oeil drôle perdu sur une fenêtre, puis elle enfonçait ses deux mains dans sa besace et en sortait ses histoires. Ebahis qu'ils étaient à regarder ses mots prendre forme, aucun d'eux ne prenait garde mais son oeil drôle se promenait maintenant sur chacun de leur visage, visitait chacune de leur tête et rapportait dans son coeur leurs histoires à tous.
   Il en était toujours ainsi: pendant qu'elle déroulait sous leurs yeux un monde sans neige et sans arbres où des animaux bossus boivent l'eau de leur dos, où la terre est sable jaune et chaud comme le soleil, où les hommes vivent dans des maisons de toile, pendant que ses lettres de feu dessinaient pour eux une vie nouvelle qui les tiendrait éveillés une année entière, jusqu'au prochain hiver, jusqu'à la prochaine veillée, elle recueillait parmi cette foule emmitouflée dans des manteaux épais et rassemblée à l'abri du gel, des histoires qui ouvriraient plus grandes encore que les leurs, les bouches de ceux des pays du sable chaud.

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