Chronique suédoise 

- Alors Jean-Mi? Je t'écoute…
- Hum… (Jean-Mi se gratte l'épaule en même temps que la gorge puis se lance) La vie… c'est comme un bateau… Des fois la mer est calme, le soleil brille, la vue est belle... D'autres fois c'est l'orage, des vagues hautes comme des immeubles menacent le bateau. Parfois même il prend l'eau!
Silence.
Jostein a levé son sourcil gauche en forme de V.
Jean-Mi a toujours une main levée vers le ciel quand il conclut:
- De toute façon le bateau finit toujours par couler.
- Sérieux?
- Quoi?
- C'est à ça que tu pensais?
Jean-Mi se gratte à nouveau l'épaule.
- Je savais que j'aurais mieux fait de me taire…
- Mais non… Mais non… Au moins maintenant c'est clair… Tu ne peux pas être philosophe!
Et Jostein éclate d'un rire sonore, la tête penchée en avant entre ses bras.
- Ah ah! Très drôle, Jostein! Très drôle!  De toute façon je me fiche de ton avis! J'ai eu la formation! Je suis inscrit à l'école des Hautes Philosophies pour la rentrée prochaine!
Le rire s'est tari et le grand gaillard à la barbe rousse fait des yeux ronds.
- Tu as eu la formation?
- Parfaitement monsieur!
- Me laisse pas Jean-Mi… (et d'une voix déchirée de fillette il ajoute) s'il te plait…

Cinq ans que Jostein occupe ce bureau à la frontière d'une petite ville du sud de la Suède. Cinq ans qu'il regarde tous les jours le parking à travers la vitre derrière son écran d'ordinateur. Cinq ans qu'il attend une mutation. Surtout… Cinq ans qu'il ne dort plus. Cinq ans qu'il consulte un psy. Et un orthophoniste. Et un ORL. De la tête c'est descendu à la bouche puis c'est monté au nez. A force, il garde un léger nasillement et une dissymétrie des narines.

A peine Jean-Mi s'est-il remis au travail que Jostein envoie un mail au service formation: “Salut Hilda, peux-tu me dire où en est ma demande s'il te plait? Merci, J.” Il le classe ensuite dans son dossier intitulé “Demain” où sont déplacés l'ensemble de ses échanges avec le service. En ajoutant ce nouveau courriel, il porte leur nombre à 789.
Au bout du deuxième mois, Jostein avait déjà demandé une mutation de service. Au bout de six il avait émis l'idée de travailler à la logistique. Même porteur de cartons il aurait accepté.
- Vous à la logistique? avait ironisé sa cheffe de service. Vous nous êtes trop précieux Jostein. Quelle perte ce serait!
Au bout d'un an il avait demandé une formation au management. Refusée. Jugée inadaptée. Puis à l'informatique. Refusée. Jugée inutile. Puis à l'orthographe. Refusée. Jugée hilarante. Les trois étages du bâtiment en avaient ri à la cantine pendant des semaines et, depuis, la cuistot lui faisait un clin d'œil à chaque fois qu’elle le croisait.
Au bout de cinq ans Jostein se rabattait maintenant sur les dernières pages du catalogue de formation. Cuisine. Jardinage. Piano. Il avait tout essayé. Rien ne passait.
Il avait bien pensé, un temps, à tout envoyer balader. Mais sa mère comptait sur lui. Et son cousin aussi. Et la voisine. Sa mère la nourrissait à l'œil les midis de semaine. Mais ça Jostein ne le savait pas.

La cheffe lui expliqua sans tiquer:
- Jean-Michel a eu la formation parce qu'il en avait besoin.
- En philosophie?
- Oui.
- Et ma formation en couture?
La cheffe mordit dans sa lèvre inférieure pour éteindre son sourire. Il lui en coûta des traces de rouge à lèvres sur les dents.
- Jostein…
- Oui?
-Vous intéressez-vous seulement à la couture?
Le trentenaire épousseta sa barbe du plat de la main d'un air surpris.
- Vous vous en fichez, n'est-ce pas?
- …
La cheffe se laissa tomber dans son fauteuil bombé jaune.
- Jostein… Je ne suis pas censée vous le dire mais… vous le savez déjà… Nous ferons tout ce que nous pourrons pour vous garder. Coûte que coûte.

A des milliers de kilomètres de là, un vendeur au gilet jaune avance à grandes enjambées entre des allées lettrées assaillies de cartons. Derrière lui trotte un couple suivi d'une cinquantenaire maigrichonne elle-même suivie par un étudiant boiteux et son caddie.

Parvenu devant un ordinateur installé dans l'allée centrale, le vendeur demande au couple:
- Vous avez la référence?
La femme se tourne vers son mari qui hausse les épaules en réponse.
- On a le nom, affirme-t-elle alors sans quitter son mari des yeux.
Le vendeur a les doigts courbés sur les touches du clavier, déjà prêts à tapoter.
- Je vous écoute…
- Alors?
L'homme extirpe avec peine un téléphone trop grand pour sa poche de jeans. La cinquantenaire, les bras croisés, tapote du pied. L'étudiant a un doigt dans le nez.
- Mujijsd, tonne soudain l'homme au visage éclairé par l'écran de son téléphone.
Sa femme sourit. Elle a bien fait de l'épouser celui-là. Il sait tout faire. La cinquantenaire sourit aussi. Bientôt ce sera son tour. L'étudiant n'a pas bougé.
- Et vous écrivez ça comment?
La femme laisse place à son homme, qu'il le lui dise, au vendeur, comme que ça s'écrit Mujijsd!
- M. U. J. I. J. …
- Non... souffle le vendeur, visiblement exténué. C'est pas ça… Nous avons Mujiks pour une armoire. Mujifg pour un balai. Mujihgt pour un plateau. Mujidojm pour un matelas…

A la caisse, la cinquantenaire toujours sur les talons, le couple a de quoi parler pour la semaine:
- Quand même, ces noms…
- Je te le fais pas dire! Pourraient pas faire plus simple?
- J'ai entendu dire que c'était que des noms inventés, s'invite la cinquantenaire.
- Ah bon?
- Oui! Paraît qu'ils n'appartiennent à aucune langue! Question de brevets...
- Et comment ils font, s'enquiert la femme, curieuse.
- Ah ça!

Il est 16h27. Jostein a encore deux vérifications à faire et il sera en week-end. Dehors, le parking a déjà disparu dans la nuit. Jean-Mi aussi, depuis la semaine dernière, remplacé par la carte postale qu'il a envoyée.
Recto: une vieille église au toit rouge devant une mer plate.
Verso: “La mer est ici comme j'avais pensé. Calme. Et le soleil brille. Viens dès que tu peux. Ton bateau a déjà trop pris l'eau! Ton ami, J-M.”
Jostein ouvre le dictionnaire araméen sur son écran et inscrit “Alajhpacha” dans la barre de recherche. Rien. Il sourit.
Il ouvre ensuite le logiciel du dictionnaire Aymara. A côté de la petite loupe il colle son mot “Alajhpacha”.
En Aymara, Alajhpacha veut dire Ciel.
Jostein ne sent pas les larmes rouler sur ses joues.
S'il ajoute un A à Alajhpacha il va devoir vérifier à nouveau les entrées des 6784 dictionnaires et appeler ses collègues en Australie et en Afrique noire qui parlent des dialectes non encore recensés par écrit.
Tout ça pour un tapis.
Jostein se lève subitement. Sa chaise s'écroule derrière lui emportée par le poids de sa veste d'hiver.
Tant pis pour la couture!
Tant pis pour sa mère, son cousin, sa voisine!
Fini le psy, l’ORL et l’orthophoniste!
Jostein décolle du mur la carte avec l'église au toit rouge et s'enfuit en courant.

L'école des Hautes Philosophies l'attend!

 

 

Illustration issue dun article de Rue89: http://rue89.nouvelobs.com/2011/02/10/les-magasins-ikea-agences-pour-vous-faire-acheter-cest-prouve-189701

 

 

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